"Sans titre", Sant Jordi, Ibiza, 2008. Ce portolio est paru dans l'édition du 18 novembre de M Le magazine.
Crédits : Felix R. Cid /
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3 avr. 2012 – La plupart des gens viennent à Ibiza pour faire l'expérience d'une marque ... Yves Michaud, Ibiza mon amour,
enquête sur l'industrialisation du plalsir
"Yves Michaud, 67 ans, philosophe
spécialiste de la culture, fondateur de l'Université de tous les savoirs, publie cette semaine un livre sur les fêtes d'Ibiza
comme laboratoire des pratiques culturelles actuelles (Ibiza mon amour, NiL
éditions).
Qu'est-ce que c'est, Ibiza ?
Yves Michaud : C'est une île en plis et en creux, dans laquelle plusieurs mondes coexistent à quelques kilomètres les uns des autres, de façon relativement séparée. Il y a celui
de la fête, pour lequel 80 % des 2,4 millions de touristes officiellement enregistrés viennent chaque année. Ce monde existe la nuit comme le jour, grâce aux after-clubs et aux hôtels dotés de
boîtes de nuits, qui tournent 24 heures sur 24. C'est celui des jeunes Anglaises venues de Birmingham en charter et des oligarques russes, entre autres.
A côté, on trouve un tourisme familial, modelé sur celui de la Costa Brava espagnole, et un
tourisme de retraités, surtout allemands, modelé sur Majorque. Il y a encore quelques locaux, environ 50 000, qui mènent une vie relativement imperméable à tout cela, même s'ils en profitent. Il
y a enfin un monde d'intellectuels, de peintres et d'écrivains, qui sont attirés par l'image de bohème de l'île.
C'est donc une espèce de marque commerciale ?
La plupart des gens viennent à Ibiza pour faire l'expérience d'une marque et
d'un mythe. Cela fonctionne à peu près comme pour toute marque de luxe : Hermès a son sac Kelly, Vuitton sa malle transatlantique et Ibiza son mythe musical, celui de l'époque hippie fantasmée
des années 1970, mâtiné de drogue et de liberté sexuelle.
C'est l'île de Calypso, sur laquelle Ulysse est prisonnier au début de l'Odyssée, une espèce de porte-avion situé hors de l'espace et du temps. Il suffit de regarder le nom des boîtes de nuit : l'Amnesia, fondée par un philosophe espagnol attiré par les drogues dans les années 1970, l'Eden, le Space, le DC10...
En quoi est-ce un laboratoire de nos pratiques culturelles ?
On retrouve la même logique à l'œuvre à Ibiza et dans l'industrie du luxe, qui vend non seulement des objets, mais de plus en
plus d'expériences. On a ainsi remis en circulation un "train des maharadjas" en Inde : on peut y passer huit jours dans une bulle de luxe à traverser le Rajasthan, avec des éléphants, des tigres, etc. A l'Amnesia, quand on paye 5 000 euros une
table dans le carré VIP première classe, qui en compte quatre, on achète une expérience.
Depuis les années 1980, le monde de l'art a lui aussi évolué de la production d'objets à la création de dispositifs de sensation, ce qu'on appelle des installations. L'art sert alors avant tout à
donner du plaisir. Il se rattache au phénomène touristique à travers les
festivals et les biennales. On constate aujourd'hui que derrière la notion d'esthétique, il y a toujours un vécu indéfinissable, impur, que la plupart des philosophes de l'esthétique ont voulu
effacer.
A Ibiza, on retrouve ce goût général du bien-être : on baigne dans des "ambiances", des "environnements" lumineux et sonores
très sophistiqués, décuplés pour beaucoup par les drogues, puisqu'environ 40 % des touristes en prennent. Une nuit à Ibiza, c'est une gigantesque installation, avec ses rituels, son temps
distendu, fluide, dont vous êtes acteur : il faut que le public d'une boîte de nuit joue le jeu pour que la fête prenne.
En quoi cet hédonisme-là est-il nouveau ?
Il existe un hédonisme de la chance, formé à l'époque antique, lorsque le vin et les drogues étaient rares, la médecine hasardeuse, la vie exposée à toutes sortes de vicissitudes. Il repose sur
la gestion du bon plaisir, lequel n'arrive pas tous les jours. Plus récemment, nous avons découvert le plaisir de la consommation d'objets, celui de Georges Perec et de Jean Baudrillard, puis un hédonisme du bien-être : le plaisir maîtrisé, garanti notamment par
l'Etat-providence. Aujourd'hui, nous avons du plaisir par bulles : nous voulons des choses intenses et qui durent, des expériences lisses et fortes. Cela s'explique par la maîtrise grandissante
que nous avons des conditions de l'existence, grâce à la science et à la médecine notamment.
Dans les années 1960, il était encore difficile d'entrer dans la bulle d'Ibiza :
il fallait rejoindre Barcelone, puis prendre un bateau qui ne passait pas tous les jours. Aujourd'hui, vous pouvez partir en charter de Roissy avec le DJ David Guetta, qui a mixé dans plusieurs vols pour faire la promotion d'une compagnie aérienne. Arrivé à Ibiza, vous serez pris en charge
par les hôtesses de votre hôtel, et vous déroulerez le fil de votre voyage, que vous aurez préparé en détail sur Internet, selon
votre budget.
Quel jugement portez-vous sur ce plaisir ?
Je ne juge pas. Il est facile de dire que l'île s'est dénaturée en tombant dans
l'industrie des plaisirs, après avoir été un havre de paix pour la bohème chic durant
la première moitié du XXe siècle. Pourtant, dans les années 1930, Walter Benjamin est venu à Ibiza comme tout le monde : parce que la vie y était beaucoup moins chère qu'ailleurs. D'autres sont venus y cacher leurs plaisirs et leurs orientations politiques, ou encore y boire tout leur saoul.
Dans l'industrie d'Ibiza, aujourd'hui, je ne condamne que les risques d'addiction, qui sont plus élevés, puisque les plaisirs y sont reproductibles à l'infini, aisément. Il y a aussi un coût
humain important : le couple emblématique de l'île est l'oligarque russe et son "escort girl".
Yves Michaud, Ibiza mon amour, enquête sur l'industrialisation du plaisir,
NiL éditions, 351 p., 20€.