Insolvables !
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Auteur(s):
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Sous-Titre:Lettre d'espoir au monde que j'ai quitté
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Thème:Documents et essais d'actualité
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Collection:Flammarion Documents et Essais
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Parution:04/05/2011
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Format:11.6x18.6x0.5 cm
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Prix:4,00 €
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EAN:9782081262355
« Je n’ai jamais été plus courageux qu’un autre, ni même plus audacieux, seulement plus inconscient sur le plan matériel, dans la gestion de mon quotidien, et plus lucide aussi, maintenant que je n’ai plus rien, sur la vacuité insondable de ce carrousel enchanté, de ce parc d’attractions piégé, où tous les managers, où tous les financiers conspirent à nous mettre à la roue, parfois même à la rue, à nous bercer dans la nacelle dont ils sont propriétaires.
Certes, j’ai été comme vous un citoyen normal, travaillant plus que de raison pour sauver une situation, un toit, une famille, une image de moi-même qui n’était pas la bonne, attendant la dernière minute pou remplir ma déclaration, guettant la météo pour savoir comment m’habiller, râlant sur l’injustice lorsqu’elle me concernait, m’apitoyant sur les malheurs des autres qu’on voit à la télé, m’indignant de l’indignité de ceux qui prétendent gouverner autre chose que leurs intérêts, riant aux guignolades des gentils bouffons adoubés, satisfaits de leur part de marché, prenant tous les petits bonheurs pour en faire une histoire si semblable à la vôtre, angoissant à mi-mois sur la moitié restante, allant voir mes banquières pour m’arranger le coup et parler d’avenir devant un formulaire magique, un de plus, donnant de la couleur à mes rêves, les mêmes que les vôtres, du concret à tous mes projets, les mêmes que ceux du citoyen lambda quand il veut, comme les autres, profiter de la vie qu’on lui fait miroiter, qu’on lui fait croire possible, qu’on s’acharne à lui vendre.
Certes j’ai eu un appartement confortable, une voiture, un téléphone portable, des meubles, un placard de costumes, des rangées de cravates, des piles de chemises, des régiments de pulls, des tiroirs de chaussettes, des sous-vêtements sympas, j’ai même pris un ultime crédit pour m’offrir la dernière Sony, avec son écran plat, aussi plat que ma vie, qui se délitait chaque jour derrière des ordinateurs dernier cri. Certes, une part de moi-même aimait jouer à ça, à la vie ordinaire, avec ses petits arrangements et ses aveuglements, conditionnée par toutes les tentations de la consommation sévère, nominative, intrusive, impérative…
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Simuler, oui, simuler ! On ne saurait trouver proposition plus claire.
Aujourd’hui, j’ai choisi de ne plus me mentir, de quitter cette vie simulée. Assis par terre sous un auvent de tôle à l’autre bout du monde, avec ce souffle humain pour unique richesse, dans l’un de ces villages saisonniers pullulant dans les bras de Mékong, l’un de ces lieux dont vous n’entendrez jamais parler dans vos informations, sur vos plateaux de divertissements, car on y meurt de fatigue en silence, de palu ou de cancer chimique, ou noyé simplement, sans cri, sans larmes, avec fatalité, sans intérêt pour vous, même si quelques crevettes, d’une façon ou d’une autre, finiront sur vos tables en queues décortiquées, en sauces odorantes, pour repas exotiques au label équitable –et tellement distingués que j’en vomis déjà-, je vous écris (…) pour que celles et ceux d’entre vous qui ont encore une âme et veulent bien réfléchir un instant aux rouages de notre machine infernale, puissent comprendre pourquoi moi, un homme ordinaire, un sexagénaire respectable, sans casier judiciaire, sans fortune personnelle et qui me débrouillais plutôt bien dans l’existence, je suis parti un beau jour, laissant tout derrière moi, dans l’espoir d’une vie nouvelle, d’une existence enfin souveraine, humaine, débarrassée, quel qu’en soit le prix à payer, des contraintes matérielles aliénantes, sclérosantes, imposées par les créanciers, les financiers encartés, banquiers voyous et autres organismes – des filiales la plupart du temps-, débitant sur les comptes au rouge savamment programmé, encouragé par des découverts progressifs, automatiques, aux agios autorisés, démesurés, qui poussent à s’enchaîner à de nouveaux crédits comme on rallonge la laisse d’un chien en lui resserrant son collier, toutes les fadaises consommatrices que l’on a cru vitales à forces d’incitations, de racolages, de harcèlements et que nous revenus ne nous permettaient pas ».