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Surveiller et jouir

13 Janvier 2011 , Rédigé par leblogducorps.over-blog.com

Surveiller et jouir : Anthropologie politique du sexe

  

 

"Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe", de Gayle Rubin : Gayle Rubin et le sexe radical

LE MONDE DES LIVRES | 13.01.11 | 16h51  •  Mis à jour le 13.01.11 | 16h51

 

http://www.lemonde.fr/livres/article/2011/01/13/surveiller-et-jouir-anthropologie-politique-du-sexe-de-gayle-rubin

 

Par Eric Fassin

 

 

 

"'Féministe lesbienne, elle aura travaillé le sexe en anthropologue, par l'observation participante, un peu comme les "subcultures sexuelles"qu'elle étudie, tel le sadomasochisme, travaillent elles-mêmes la société étatsunienne - d'autant plus profondément qu'elles sont souterraines : il s'agit de contre-culture, plutôt que de sous-culture. L'un des articles est ainsi consacré à l'histoire des "Catacombes" de San Francisco, refuge des "hérétiques sexuels du XXe siècle"...

Si Rubin est une figure-clé du féminisme universitaire, sa carrière n'en est pas moins atypique. A l'université du Michigan, en 1969, elle est la première étudiante à se composer un programme de Women's Studies - soit des études féministes qui n'existent pas encore vraiment. Son article fondateur, qu'elle publie à 25 ans en 1974, développe un mémoire prédoctoral. Toutefois, c'est seulement en 1994 qu'elle soutiendra sa thèse, toujours à l'université du Michigan, où elle enseigne aujourd'hui. Entre-temps, elle aura été une actrice cruciale du combat politique pour une utopie sexuelle radicale.

"Le marché aux femmes" inaugure l'anthropologie du genre aux Etats-Unis. Ce texte ambitieux propose une "économie politique du sexe", à partir d'une relecture critique de Lévi-Strauss, mais aussi de Marx et d'Engels, de Freud et de Lacan. Selon elle, "l'échange des femmes" qu'institue la parenté permet de comprendre leur oppression sans la naturaliser - mieux : en la dénaturalisant. "Hommes et femmes sont bien sûr différents. Mais ils ne sont pas aussi différents que le jour et la nuit", écrit-elle. Avec ce texte, traduit en 1998 par l'anthropologue Nicole-Claude Mathieu, on est loin de la "valence différentielle des sexes" selon Françoise Héritier : "loin d'être l'expression de différences naturelles", pour Rubin, la différenciation des sexes requiert un travail social, soit "la suppression de similitudes naturelles" comme la féminité des hommes et la masculinité des femmes.

Ainsi, "le sexe tel que nous le connaissons est lui-même un produit social" : dans le sillage de Beauvoir, Rubin fait entrer le concept de genre, que le féminisme s'approprie alors pour appréhender la construction sociale du sexe, dans l'anthropologie. Elle parle d'un "système sexe/genre", qui transforme la "femelle" (biologique) en "femme" (opprimée) - comme l'esclavage transforme le "Nègre" en "esclave". L'analyse vient de Marx ; mais le détour par la parenté permet de ne pas rabattre le féminisme sur le marxisme, ni le patriarcat sur le capitalisme, en distinguant le "trafic des femmes" de celui des marchandises.

En 1984, Rubin publie un deuxième article, non moins décisif : "Penser le sexe". Ce texte, déjà traduit en 2001 dans un dialogue avec la philosophe Judith Butler, contribue à autonomiser un champ : l'analyse de la sexualité, distincte du genre. Les études gaies et lesbiennes vont alors prendre leur essor. Après l'élection de Ronald Reagan, Rubin y révisait ses formulations antérieures : non plus "penser le genre", mais proposer "une théorie radicale de la politique de la sexualité".

A première vue, rien de nouveau. Certes, le féminisme libéral des années 1960, en refusant l'assignation des femmes à l'espace domestique pour leur ouvrir l'espace public, reconduisait un partage entre les sphères publique et privée, peu propice à la politisation de la sexualité. Toutefois, dès 1970, le féminisme radical bousculait ces frontières : il érigeait la sexualité en enjeu central, prenant pour objet non seulement la contraception et l'avortement, mais aussi l'orgasme, le viol, le lesbianisme, etc. Avec la parenté, Rubin s'y inscrivait.

Les "guerres du sexe"

Cependant, une radicalité nouvelle gagnait du terrain au sein du féminisme, constituant la pornographie et la prostitution en emblèmes de la domination masculine. C'est en 1982, à Barnard College (New York), qu'éclatent au grand jour les sex wars. Non pas la "guerre des sexes" que le conservatisme français imputera dix ans plus tard à l'Amérique du "politiquement correct", mais les "guerres du sexe" qui déchirent alors le féminisme entre deux logiques radicales inconciliables. Si le sexe est politique dans les deux cas, pour le féminisme de la domination, l'oppression passe par la sexualité, tandis que pour le féminisme du désir, c'est la libération qui passe par la sexualité.

Certes, le colloque de Barnard vise à penser ensemble "le plaisir et le danger", soit la tension entre jouissance et violence. Toutefois, en butte aux attaques virulentes de leurs adversaires, qui voient en elles des collaboratrices de la domination, les participantes traitent surtout de libération. Les unes n'hésitent pas à faire alliance, comme la juriste Catharine MacKinnon et l'activiste Andrea Dworkin, avec les conservateurs de la Majorité morale et la répression "antisexe". Les autres finissent par se dire "pro-sexe", dans un front commun des minorités sexuelles où le féminisme radical céderait la place à un libéralisme respectueux de la diversité des pratiques et des orientations. C'est dans ce contexte que Rubin théorise la distinction entre genre et sexualité. Mais, faute de les articuler ensuite, n'est-ce pas s'exposer à entériner un Yalta du féminisme : àl'hétérosexualité la domination de genre, à l'homosexualité la libération sexuelle ?

Dans Surveiller et jouir, Rubin nous parle d'une culture exotique (les Etats-Unis), et d'un passé lointain (la naissance du sida). Mais elle interpelle notre présent et notre société. La politique du sexe travaille en effet la France depuis la fin des années 1990, en écho aux controverses étatsuniennes. Faut-il choisir entre la liberté sexuelle et l'égalité entre les sexes - pour le désir, ou contre la violence ? Le discours de la libération sexuelle s'entend d'ordinaire d'un point de vue préféministe (Philippe Sollers), antiféministe (Michel Houellebecq) ou postféministe (Marcela Iacub). Reste à voir si, à la manière de l'écrivaine Virginie Despentes, un féminisme "pro-sexe", qui ne soit pas une contradiction dans les termes, peut résonner en France. Ce serait une façon de tirer les leçons de l'histoire qu'incarne Gayle Rubin outre-Atlantique".

 

 
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Surveiller et jouir : Anthropologie politique du sexe [Broché]
Gayle Rubin , Rostom Mesli , Collectif , Flora Bolter , Christophe Broqua
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