Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Son corps extrême

22 Août 2011 , Rédigé par leblogducorps.over-blog.com



Son corps extrême

 

L'essentiel vu par l'auteur
J’ai longtemps fréquenté les hôpitaux comme auxiliaire médicale. J’y suis souvent retournée par l’écriture. Un hôpital est une grosse machine cliquetant comme un Tinguely, une entreprise pleine de mouvements et de bruits, de circuits électriques, de pompes, de lumières, de matériaux radioactifs, avec du plâtre, et des clous, des vis… L’hôpital est aussi vivant et bruyant qu’un chantier d’autoroute.
Aux yeux d’Alice — que j’ai choisi de nommer ainsi pour Lewis Carroll et les folles modifications du corps de son héroïne au cours de ses aventures —, l’hôpital est surtout un chantier organique. Le corps comme acteur et comme oeuvre ne devrait pas être exclusivement réservé aux plasticiens et aux performeurs. La patiente, se remodelant, s’exhibe en pleine performance, dans un authentique art du corps.
Il m’a également semblé essentiel de montrer quelle peut être la résonance politique des soins hospitaliers, depuis le service de réanimation, sans doute le plus haut lieu de surveillance technocratique, jusqu’au centre de rééducation, où se côtoient, démocratiquement, des bancroches et des manchots de milieux divers, avec des philosophies et des approches de la vie extrêmement variées.
L’hôpital, comme le monastère ou la prison, est par excellence le lieu de la métamorphose physique et morale, de la crise, de la prise de conscience : telle est la mission de l’alitement forcé, faire qu’on s’arrête et qu’on regarde mieux en soi-même. Pour l’écrivain comme pour son personnage, il arrive qu’un tel séjour apparaisse soudain comme une nécessité inévitable, absolument pas au sens médical mais dans un sens existentiel. Voir à ce propos L'exercice de la vie.

> L'avis de l'éditeur
Ebranlée dans sa chair par un accident de voiture, Alice vit heure par heure les mutations de son corps à travers l’expérience de la cicatrisation, de la consolidation, de la musculation. Prélude à une renaissance dans un corps différent, rejoué, renégocié, ce voyage dans le chantier organique et le monde clos qu’est l’hôpital est aussi un roman puissamment initiatique sur les séductions exercées par la mort et la maladie à certaines étapes de l’existence, quand s’instaure un rapport inédit à la vérité, voire à une forme de spiritualité.
« L’artiste, l’écrivain en particulier, qui ne va pas de temps en temps dans un hôpital, donc ne va pas dans un de ces districts de la pensée, décisifs pour sa vie, nécessaires à son existence, se perd avec le temps dans l’insignifiance parce qu’il s’empêtre dans les choses superficielles. (...) Dans ce district de la pensée, nous atteignons ce que nous ne pouvons jamais atteindre hors de celui-ci : la conscience de nous-mêmes et la conscience de tout ce qui est. »
Thomas Bernhard

Victime d’un grave accident de la route, Alice, bientôt cinquante ans, retourne à un état proche de la vie embryonnaire. Plongée dans un coma léger, elle vit au rythme artificiel du moniteur respiratoire et des sons qu’elle perçoit. Le son que fait la vie à l’intérieur de son corps. Autour d’elle, au-dehors, la moindre palpitation, le moindre souffle ou frôlement, acquièrent une puissance inédite, revêtent, au cœur de cette métamorphose immobile, une qualité sensuelle jamais éprouvée. Quand elle reprend conscience, Alice entre dans une phase de rééducation qui durera deux ans. Depuis son présent en forme de bulle où la vie n’est plus que fonctions, Alice projette des images, comme autant de radiographies de son passé – lorsque la vie était histoire.

Ces images sont celles d’une mère qui a naufragé dans la dépression alors qu’Alice n’était âgée que de quelques mois. D’un père aimant, remarié avec une artiste-peintre qui n’adresse pas la parole à la petite fille. D’un frère, de sept ans son aîné, laissant derrière lui le monde pour entrer en religion, à peine sorti de l’adolescence. D’un mari honni et d’un fils belliqueux qui, pareil à du sable, lui file entre les doigts quand il ne lui pique pas les yeux. Et, au centre de la ronde familiale, les images d’une Alice fragile, momentanément comblée par sa maternité mais très vite en proie à un malaise intérieur qu’elle ne maîtrise ni ne comprend, et qui la ronge, la défait, la défigure, la bouleverse, détruit son mariage et corrompt sa relation avec son fils. Coupée du monde extérieur, en exil dans l’univers insulaire de l’hôpital, et lavée de ce qu’elle nomme la “saleté affective”, Alice, aux prises avec de folles mutations mais bien loin du pays des merveilles, se recentre sur son corps meurtri et lutte pour en reprendre possession. Vit l’expérience, impitoyable, de la cicatrisation, de la musculation, de la rééducation, de la reconstruction.
Pure entité soudain revenue à l’état de quasi nourrisson, cette femme sans attaches doit aussi retrouver le langage perdu, et tracer, écrire, chaque nuit, des mots-onguents sur une feuille de papier dont les lignes soutiennent mieux que les jambes. Ecrire “jusqu’à ce que de la vie s’accumule dans un coin”. Alors qu’elle entame cette lente reconquête, Alice se rapproche d’un autre patient, Caire, un homme marié et père de famille. C’est auprès de lui qu’elle trouve l’envie de se relever, sous son regard qu’elle réapprend à marcher, et au cours de l’une de leurs conversations qu’elle expulse le traumatisme enfoui. La chose inscrite dans son corps, si présente dans son absence qu’elle a jusqu’alors été incapable de s’en souvenir — et, tout autant, de l’oublier...
Interrogeant l’absurde et profane mystère de toute incarnation, Régine Detambel, à travers la trajectoire médicalisée d’un être qui renaît de ses cendres, cartographie avec une autorité inspirée le fascinant territoire du corps mortel, et propose, avec ce bouleversant voyage dans le chantier organique et le monde clos et tyrannique qu’est l’hôpital, un roman puissamment initiatique sur la sculpture du vivant et sur les séductions exercées par la mort et la maladie à certaines étapes de l’existence, quand s’instaure un rapport inédit à la vérité, voire à une forme de spiritualité.

> Plus de détails

Son corps extrême est un roman dont le moteur est la guérison. Alice, son personnage principal, est ébranlée et transformée dans sa chair par un accident de voiture, qui n’est peut-être pas seulement dû à un hasard malchanceux. Elle va vivre heure par heure les transformations de son corps au travers des expériences profondes de la cicatrisation, de la consolidation, de la musculation. Et surtout elle va jouir de l’immense pouvoir de régénération de son corps.
On a traité de la cicatrice en littérature, de sa forme, de sa profondeur. De la cicatrice comme d’un événement plastique, d’un tatouage individualisant. Mais il me semble que l’on n’a presque jamais parlé de la cicatrisation comme processus, de l’immense capacité romanesque de notre pouvoir de cicatrisation, ni d’ailleurs de notre faculté de consolidation (régénération du tissu osseux après une fracture).
J’ai toujours trouvé que la littérature était très en retard, trop, sur les arts plastiques. Et depuis toujours j’écris le corps en regardant de près les créations artistiques contemporaines : les os dans La ligne âpre (éditions Christian Bourgois), les blessures de l’enfance dans Blasons d’un corps enfantin (Fata Morgana), où je montre que les égratignures, les écorchures, les éraflures, les griffures de l’enfance rejoignent certaines pratiques d'artistes de l'art corporel dans les années 60-70, et bien sûr la peau dans le Petit éloge de la peau (Folio). L'utilisation du corps comme support de l'œuvre ne devrait pas être exclusivement réservée aux plasticiens et aux performers. Or, en parlant d’un corps blessé, hospitalisé, puis se resculptant, je me sens en pleine performance, tout simplement parce qu’un patient hospitalisé dont les tissus sont en train de se reformer est aussi en pleine performance, en plein art du corps.

Un hôpital est un chantier organique. Tous les corps qui y sont allongés, apparemment passifs, bâtissent, fondent, sécrètent des choses invraisemblables, architecturales, esthétiques ou non, dans les expériences positives très profondes et très fortes de la cicatrisation, la consolidation, la musculation… La guérison est une construction. Une dynamique puissante. Et puis l’hôpital est aussi une grande machine à fric, oscillant, cliquetant comme un Tinguely, une entreprise pleine de mouvements et de bruits, de circuits électriques, de pompes, de lumières, dans les cris, les va-et-vient des véhicules qui apportent du sang et des médicaments, des bonbonnes d’oxygène, des matériaux radioactifs, du plâtre, des clous, des vis… L’hôpital est aussi vivant et bruyant qu’un chantier. C’est pourquoi Son corps extrême s’ouvre sur un chantier d’autoroute et se poursuit tout naturellement dans le grand chantier hospitalier.
Ce qui occupe Alice, l’ouvrière de son propre chantier, la «guérissante» à l’oeuvre, est essentiellement la bataille physique, profonde, intime : « La plupart du temps, Alice ne s’inquiète pas de la marche des heures. Le jour avance. C’est déjà le soir et rien de remarquable n’a été accompli. Mais au fond des plaies qui n’ont pourtant l’air, vues de l’extérieure, que d’un inextricable fouillis, c’est l’entrain et la révolution. Les cellules sécrètent du collagène, les vaisseaux bourgeonnent puis s’unissent pour former des arches qui s’allongent et prolifèrent, les os fabriquent des cals, ça valse, ça lutte, ça phagocyte, ça se divise et ça se reproduit à tire-larigot, et tout ce populo est bien résolu à former un corps à nouveau digne de ce nom. Des transformations silencieuses. Croire en la passivité d’une malade est un affront. On imaginerait à tort la vie d’Alice comme une vie murée et incapable. Qu’est-ce que vous avez donc de si important à faire ? s’étonne pourtant une petite dame aux mollets durs, avec un long nez, sa douzième compagne de chambre. Elle imagine peut-être qu’Alice a entamé une longue carrière d’invalide et traînera désormais sa carcasse d’ennui, de culpabilité et de remords jusqu’à la prochaine décennie. »

L’hôpital est un lieu romanesque puisqu’il est par excellence celui de la métamorphose physique et morale, de la crise, de la prise de conscience : telle est la mission de l’alitement forcé, faire qu’on s’arrête et qu’on regarde mieux en soi-même. L’hôpital est le lieu où se jouent souvent les expériences humaines les plus fortes de conscience de soi. On n’y va pas pour rien. Mais quand on y va, on est sûr qu’on y entretiendra des pensées qui sont nouvelles, sur la mort, sur ce qu’on est au fond, sur ce qu’on attend de la vie ici et maintenant et aussi quand on sortira, si on s’en sort. Quelque chose d’urgent se précise et on se met à se dire la vérité à soi-même. C’est Thomas Bernhard, dans Le Souffle, qui a rendu compte magistralement de cet état de fait. Bernhard a fait lui-même l’expérience de l’hôpital durant son adolescence et ce séjour lui était apparu soudain comme une nécessité inévitable, absolument pas au sens médical mais dans un sens existentiel. Il développe la thèse que l’écrivain a l’obligation d’aller de temps en temps dans un hôpital ou une prison ou un monastère. Ces lieux ont les mêmes pouvoirs à ses yeux. C’est uniquement là-bas, dit-il, que nous atteignons ce que nous ne pouvons jamais atteindre dans la vie ordinaire : la conscience de nous-mêmes et la conscience de tout ce qui est. De l’hôpital comme lieu de haute spiritualité ! On peut donc considérer que tout patient est profondément pensif.

Quand on est hospitalisé, alité, on n’a pas l’air de travailler mais on fournit pourtant un effort exceptionnel et, surtout, on ne peut pas s’empêcher de guérir. Même si quelqu’un meurt près de vous, vous guérissez quand même, vous poursuivez votre course vers la guérison, c’est puissamment animal. Quelque chose d’effroyablement fort (et par là de follement romanesque) est en marche. Cette joie majeure, cette force invincible est ce que ressent Alice dans Son corps extrême, et cette joie, cette force animale prennent le temps de vitesse, à tel point que « pendant quelques mois, guérir est plus rapide que vieillir et même renverse la vapeur. On rajeunit. » C’est sans doute cette joie dilatatrice qui a donné, dans les mythes humains, la certitude qu’il existe un élixir de jouvence. Le séjour d’Alice à l’hôpital, puis en centre de rééducation, a donc cette vertu. De régénération. De guérison. De nouvelle morphogenèse, sorte de renaissance dans un corps différent, rejoué, renégocié par la cicatrisation, par la consolidation, par la musculation. Comme une deuxième croissance à laquelle cette fois elle serait attentive. Le corps est le lieu où nous pouvons changer réellement notre vie, la manière dont nous percevons notre vie.

« Quand donc a commencé la guérison ? [se demande Alice]. Une chose est sûre, tout a changé sous ses yeux sans qu’elle s’en aperçoive et jusqu’à la façon dont les néons éclairent le grand couloir. Un grand chavirement s’est produit et maintenant voilà que le déclin lui-même décline. Les plaies s’assouplissent, les œdèmes se résorbent, les muscles rosissent, les formes saillent et le visage devient plus mobile. Et aussi le teint, la peau, tout, c’est-à-dire que rien n’échappe à l’amélioration : le regard aussi guérit et le sourire et le timbre de la voix et le geste de la main, tout guérit, à la molle vitesse des saisons, y compris la marche elle-même, bien sûr, et fondent peu à peu les semelles de plomb. Pendant quelques mois, guérir est plus rapide que vieillir et même renverse la vapeur. On rajeunit.
Et dans les plis de ce nouveau monde qui attend Alice, il doit bien y avoir un lieu vierge où démarrer quelque chose. »

Un centre de rééducation peut faire parfois penser à un camp de travail. Ce mot de rééducation lui-même peut faire penser aux systèmes totalitaires, à une sorte de Kolyma… Orthopédie vient du grec orthos, qui veut dire «droit». Vous ne sortirez pas de là tant que vous ne marcherez pas droit ! On traque l’asymétrie, la boiterie, tout ce qui est anormal, au cours de torturantes séances de rééducation. Mais un centre de réadaptation fonctionnelle est tout de même une version légère du service de réanimation hospitalier qui est lui un système totalitaire où l’on vous surveille sous tous les plans, où l’on vérifie en permanence votre fréquence cardiaque, votre volume urinaire, les gaz pulmonaires que vous expirez. C’est le plus haut lieu de surveillance technocratique. Après son accident de voiture, Alice va parcourir tous les systèmes politiques, de la réanimation, avec sa loi d’airain, jusqu’au centre de rééducation, qui est au fond démocratique parce que s’y côtoient des dizaines d’êtres différents, de milieux divers, avec des philosophies et des approches de la vie extrêmement variées. Je me demande parfois si l’hôpital universitaire n’est pas le dernier lieu démocratique de la planète.

Toutefois, son séjour en centre de rééducation donne à Alice l’occasion de rencontrer une galerie de personnages bancals ou manchots, occupés à redécouvrir les gestes les plus simples de la vie quotidienne. Face au miroir quadrillé de la salle de musculation, Alice reprend corps au milieu de ces êtres qui s’occupent aussi peu des affaires du monde que s’ils descendaient de la lune et ne parlent que de choses concernant leur guérison espérée, un monde où l’anormal devient la norme, où personne ne marche droit, où les orthopédistes font régner un ordre totalitaire au cours de torturantes séances de rééducation, faisant du centre de rééducation d’aujourd’hui l’équivalent des sanatoriums et autres «montagne magique» où d’apparents oisifs se mettaient à penser. Sauf que dans La Montagne magique, il me semble que l’on a surtout un lieu de repos, de répit, de réflexion distanciée sur le monde d’en bas et sur la mort, tandis qu’au centre Alice est soumise en permanence à un entraînement intensif, et qu’elle finit par vivre ce séjour comme une expérience de ski extrême. J’avais lu un jour dans les Notes sur Hiroshima de Oê Kenzaburo qu’une femme pleurait de joie et remerciait les médecins après avoir réussi à remarcher durant huit mètres. C’est cela que j’ai voulu rendre dans Son corps extrême, cette disproportion des émotions et des résultats. Une victoire sur soi-même n’est pas mesurable avec les critères du sport olympique. C’est une tout autre dynamique. Morale. Mentale. Symbolique.

Métamorphosée par le faisceau d’influences de Mme Oswald, sa voisine de chambre miraculée, d’Antoine Caire, l’amant éclopé, Alice réapprend à marcher, littéralement mais symboliquement aussi. Le vertige qui la guette à chaque pas ranimera un traumatisme d’enfance, une ineffable chute dans le vide, entre les bras de sa mère. Ce roman initiatique place Alice face à la séduction de la mort et de la maladie à certaines étapes de l’existence. Son passé s’incarne dans un effroyable vertige, un désir actif de se jeter dans le vide qui l’effraie épouvantablement. Pour me familiariser avec ces notions, j’ai lu quelques livres sur le vertige et sur le désir actif de se jeter dans le vide, livres de psys le plus souvent, mais aussi d’alpinistes. C’est une émotion passionnante, qui noue le corps au plaisir, à la peur. Difficile d’ailleurs d’écrire sur/depuis le vertige car l’écriture elle-même, à certains moments, doit jouer à perdre son centre, à n’être plus d’aplomb, à s’emballer.

J’ai évidemment choisi ce prénom d’Alice pour Lewis Carroll et les incroyables modifications du corps de son héroïne au cours de ses aventures. Alice va vivre les mêmes métamorphoses profondes, biologiques d’abord puis (comporte)mentales. Elle passe son temps à jouer avec les limites de son corps. Avec les limites de son existence aussi, abordant notamment la question de l’amour, car Alice a une vie antérieure plutôt ratée, avec un ex-mari, un fils, un frère bien-aimé. Et puis elle fait la connaissance de Caire. Mais le danger est toujours de rejouer une histoire d’amour ou de maternité selon le scénario habituel. Elle va être obligée de reconsidérer tout son mode de perception de la vie. Parlons des maux que soigneraient l’amitié et l’amour des êtres qu’Alice a rencontrés au centre. Ils sont innombrables : l’ignorance, la tristesse, l’isolement, le sentiment de l’absurde, le désespoir, le besoin de sens… parmi quelques autres. C’est que cette drôle de vie en communauté est aussi un scalpel, un outil de compréhension de soi-même et du monde, sans quoi le passé d’Alice lui resterait opaque comme aux premiers temps et l’idée même d’avancée serait caduque. Elle va se déchiffrer peu à peu. Penser. Critiquer. Juger. S’interroger. Se confronter à d’autres. La chose, paraît-il, n’est pas gagnée d’avance !

> Extrait

"On ne s’éveille pas vierge d’un coma. Même si on a l’impression, un temps, que tout est blanc, il y a eu les cauchemars. Les démons hantent le silence et s’en nourrissent, ils sont la face vénéneuse des choses dont on avait si peur dans la chambre d’enfant, ils sont l’ombre de l’armoire, ils sont la tache de moisi sur la toile de Jouy qui, dans la presque obscurité, avait l’air d’une tête de mort, ils sont des âmes en peine et des spectres condamnés à une course désordonnée et éternelle.
On ne s’éveillera plus jamais vierge. Les plis sont marqués partout. La preuve, c’est qu’on n’a pas toute la vie à retraverser quand on rouvre les yeux, un beau matin, dans un lit surélevé et muni de manivelles commodes. On n’a pas grand-chose à passer en revue, excepté ses abattis peut-être. Mais le fait d’être femme, le fait d’être mère, le fait de se demander si on est folle ou saine, tout revient aussitôt, le fardeau, le fagot, le paquet de souvenirs mouillés comme du linge lourd lui reviennent en pleine poire. Alice sait déjà tout, les scandales sont restés des scandales, les bonheurs sont toujours lumineux. Rien de changé. Rouvrir les yeux sur un matelas à eau de quarante centimètres d’épaisseur n’a créé aucun court-circuit déroutant. Et bien que son existence ait été largement éventrée et retournée par l’événement, Alice appartient toujours au même règne, à l’embranchement souhaité, pointe dans la classe idoine, évolue dans l’ordre, la famille, le genre et l’espèce ad hoc. Elle n’a pas eu droit à du neuf. Elle a remis sa vieille vie, d’occase, et replantera ses pieds dans les mêmes ornières. Rien n’a fait surgir de son être psychique des combinaisons fantastiques ou subtiles, elle se retrouve comme devant, déjà bouleversée, déjà infiniment angoissée, avec la peur et la rage au ventre, qui déploient leurs fastes et hissent leurs drapeaux.
Elle s’éveille donc seule, David a disparu. Pour les différends, du moins, ils se sont toujours bien entendus et Alice ne perd rien à émerger dans cette réalité-là, avec pour seul nuage une poche de glucose au-dessus de sa tête et pour tout roulement de tonnerre le rire bête et bienfaisant de la famille banale qui visite sa voisine de chambre. Elle a la tête effroyablement lourde, gourde, elle est toujours en retard d’une réplique et son intelligence traîne derrière elle, égarée quelque part dans l’épave de la voiture ou sous le lit ou dans le tiroir de la table de chevet avec les protège-slips, un miroir inutile et des sucrettes. Elle somnole dans ce monde complet, ouaté et glougloutant. Ses pensées forment une matière légère, alvéolée. Et le vide apparent dans son crâne tient à l’allongement inouï des temps de pose entre deux réflexions, si bien que chacune de ses journées se love dans une seule image qui suffit à la condenser. Les heures se remplissent d’elles-mêmes d’une sorte de matière sans valeur, de billes de polystyrène, de bulles de plastique qui n’ont ni goût ni couleur. L’extrême de l’allègement. Alice jouit du bonheur de se fondre dans la masse, de n’avoir plus à décider du bien et du mal. Aubaine que d’être dépouillée de la pénible tâche de penser, libre du carcan des conventions et des manières, ne répondant rien quand on lui parle, n’ouvrant pas la bouche quand on lui donne à manger. Le vide est un baume aux tourments de soi. Une terrible et merveilleuse dispense d’humanité.
Portée par la morphine, Alice goûte une paix royale. Il faut atteindre parfois la très grande vieillesse pour la trouver enfin. Des femmes de quatre-vingt-seize ans ne se souviennent pas de leurs enfants, même pas d’en avoir eu, elles disent c’est si loin maintenant, et elles sont vraiment tout à fait tranquilles.
Des idées qu’elle a hébergées jusque-là sans raison la quittent tandis que d’autres, à l’apparence neuve, viennent s’installer dans cette carcasse paisible qui paresse toute la journée. La fièvre travaille à l’engourdir, Alice souhaiterait que ça dure jusqu’à la mort mais elle sent déjà que viendra la douloureuse guérison, qui gratte, qui pique, qui démange, qui lance, qui recolle, qui retape. Cette espèce de grosse paysanne inusable qu’est la vie, bouffie de forces, gaie et quasiment aveugle, est en train de la sarcler au plus profond."

> Ouvrages de l'auteur abordant les mêmes thématiques :
Petit éloge de la peau (Folio, 2007)
La chambre d'écho (Le Seuil, 2001)

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article