La fente d'eau
DANS UNE MAISON VIDE près d’un fleuve en crue, une jeune femme, enceinte, attend l’homme qu’elle aime et qui l’aime, dont nous ne saurons que le prénom, François.
Elle confie au magnétophone une sorte de confession hallucinée, afin d’essayer de lutter contre l’angoissante sensation qu’elle subit d’être envahie par un corps étranger – l’enfant à venir – qui porte atteinte à sa plénitude et la prive de la liberté, en particulier sensuelle, qui faisait naguère ses délices.
Cette liberté sans tabou, elle lui vient d’abord d’une enfance passée dans un pays équatorial, humide et chaud, que sa sensibilité exacerbée recrée dans la splendeur merveilleuse de commencements vécus en compagnie d’un frère qui fut, de fait, son premier amour.
Pascaline Mourier-Casile, née en Indochine, passe son enfance et son adolescence en Guyane. Universitaire, elle articule son activité d’enseignante, de chercheuse et de critique autour de la littérature française des XIXe et XXe siècles. Elle s’intéresse tout particulièrement au surréalisme – auquel est consacrée sa thèse d’État – et, d’une façon plus générale, aux rapports de l’écriture et de la peinture, aux résonances qui se trament entre les mots et les images. Parallèlement, elle produit ellemême des images peintes, jardin secret qu’elle avait – jusqu’à ce qu’elle se décide, ces toutes dernières années, à les donner à voir – toujours gardé par devers elle.
BONNES FEUILLES
La fente d’eau
PASCALINE MOURIER-CASILE
UN CRABE M’HABITE. Il fait son nid dans le sable de mon ventre. Un ver qui s’installe et se prélasse et s’enroule et m’emplit peu à peu.
Tout entière.
Je deviens coquille. Réceptacle. Cette gelée en moi qui gonfle, mûrit et se façonne me chasse de moi-même.
Depuis des jours.
Immobile. Je guette les moindres signes. Mon ventre respire. Il me semble qu’il bondit comme les collines du Cantique. En moi le bourgeon se gonfle, déplie ses feuilles et ses doigts. Se
lustre. Vagues larves. Pensées embryonnaires, qui jamais ne viendront au jour. Avortées. Je m’engourdis comme une anguille ivre.
Au début, la peur.
Tu restais calme, comme un qui voit, toute proche, l’issue. Moi, heurtée à tous les murs. Si peu de choses. Je parlais de clinique blanche, avec des fleurs sur la table et de beaux fruits lisses
dans une vasque de bois.
Clichés.
Ces choses-là sont courantes. Que crains-tu ? Au téléphone une dame prit rendezvous. Voix apaisante comme un verre d’eau fraîche. Bonbon acidulé quand on a la fièvre, la nuit. Moi, la bouche
feutrée par le goût des larmes. Charmante voix. Jolie femme ? Je l’imaginais discrète, efficace, avec de belles mains et une de ces bagues de turquoise brute que portent les grandes femmes
blondes à la peau brunie.
Je me rétracte. Me hérisse. Je ne veux pas qu’on me touche.
Je croyais la chose toute simple, cependant. Je suis libre. Je ne vais pas me laisser envahir de parasites. Notre amour souffrait de se voir garrotté. Pris au piège. Nous nous étions depuis cinq
ans voulus libres, unis seulement par ce choix délibéré que nous avions fait l’un de l’autre. Rien ne devait nous lier que cela. Notre amour ne se justifiait que dans sa gratuité.
Nous.
Coquille close, double valve accolée, opposant au monde une face lisse où rien ne devait accrocher.
Le vieux rêve, une fois brisé déjà : gémeaux.
(André et moi. Làbas, dans la ville morte. Le petit prince blond et son reflet, main dans la main, le long des eaux boueuses du vieux fleuve.
Autrefois.
Avant, bien avant cette dernière nuit où le miroir terni a volé en éclats.
Et tout ce sang, à jamais, entre lui et moi…)
De moi surtout venait ce repli. De mon enfance, là-bas.
Le long de ces cinq années, je m’étais efforcée de te déraciner, arrachant obstinément les radicelles, les liens qui te nouaient encore à d’autres, qui t’amarraient sur d’autres affections,
d’autres tendresses.
Lié.
Mais à moi seule. Et voici que j’étais désormais habitée de ce levain. Voici qu’en moi s’apprêtent d’autres racines, bien plus griffues que toutes celles que j’avais jusqu’ici tranchées.
Je croyais la chose toute simple. Mais l’emprise neuve du crabe installé en moi… Déjà chair tiède et moite, déjà nid, réceptacle, et ma volonté s’émoussait contre toute cette mollesse. Je me
croyais encore intacte. Mais déjà pourrissante. Rien de visible. Un corps devenu fouillis d’organes. Glandes molles, tiédeur, moiteur. Pomme déjà blette, saine encore d’apparence, mais si le
pouce pèse un peu trop sur la peau lisse, il s’enfonce dans une pulpe brune et parfumée.
Je ne veux pas.
Cette invasion, cette pénétration sournoise qui, insensiblement, me fond et me délite : je n’accepte pas. Mais j’avais beau me durcir, je n’étais plus que mollesse.
Dépossédée de moi.
Habitée.
Je te sentais déçu, surpris de me trouver femelle, toi qui m’avais faite à ton image. Je t’expliquais. Viol. Peur et révolte. Les mots coulaient de moi. Fades. Informes. Habités eux aussi de
cette même présence. Malgré la tendresse et les bras refermés autour de moi, la première faille s’ouvrait. Valves distendues. Je sentais la déception éclose en toi. Je savais que, pour toi aussi,
mon corps était désormais atteint d’une pourriture secrète. Côte à côte. Pour m’endormir, tu me nichais, comme toujours, au creux de ta hanche. Mais, dès que tu me croyais endormie – et je
mesurais mon souffle pour te libérer plus tôt, pour relâcher ce muscle que je sentais frémir sous ma bouche d’un décevant désir de fuite – tu glissais loin de moi, te repliais. Hors d’atteinte.
Et je restais, yeux clos, souffle égal, livrée à cette chose qui m’habitait et que je croyais sentir lever en moi. Lente. Infaillible. Toute-puissante.
Depuis des jours et des jours, la chose se prépare.
Dans le silence et l’immobilité d’abord, et je la pouvais ignorer. Je m’irritais pourtant de ces malaises où ma volonté ne jouait plus, de cette insidieuse mollesse qui me noyait. Longues heures
immobiles, tête vide, creuse, où rien ne passe, pas même un souvenir informe.
Mollesse, moiteur, je vous refuse. Répugnante, obscène, déjà vaguement habitée par la pourriture et la mort. Pourriture de mon enfance et de ma liberté, et de ma gratuité, quand je me dressais
nue sur les plages de l’île, parmi les scarabées morts de soleil et d’amour. Le soleil alors était pur et scarifiant. Moi, sèche et craquante. Prête à flamber. L’eau du bain séchait en un souffle
sur ma peau et la laissait toute poudrée de cendre blanche. Dure, et pleine et tout d’une pièce. Intacte. Statue, rien ne s’insinuait en moi. Inviolable, invulnérable, les vagues me roulaient
comme un galet. Comme un galet tu me tenais entre tes paumes. Lisse.
Ferme.
Dure.
Rose des sables, tes pétales s’érigent, et rien de toi ne cède. Tes éclats, au soleil, se feutrent de sable et de sel. Douce. Rêche. Tu es blessure et brûlure.
Quartz rose, ta
chair translucide semble humide, mais sèche sous la paume et compacte.
Journées compactes et légères, strictement cernées de leur écume de bonheur, comme l’île de son collier de sable.
J’écrivis, cette annéelà, le Cantique de l’Île :
Lassitude des jours heureux, cœurs dénoués. Soleils de mon été noyés au revers d’un juillet sans espoir. Soleils de mes étés, peau brûlée, sable chaud, crissement de lumière, je voudrais
m’éblouir.
Les guêpes aussi sont ivres, amour. Odeur de coquillage, goût de l’amour, noyé au revers de la dune, roulé dans cette vague dont l’écume s’attarde aux
doigts.
Je caresse les seins dorés de la plage, lente épave, mot mystérieux qu’inscrivent sur les dunes – arabesque, arabesque – la musaraigne et l’araignée des
sables.
Vibre, vibre au sommet de l’arc, le cri qui se déchire et déchire le ciel et dessine le vol ivre et doré des guêpes.
Au creux de cette dune tiède – méduse ou fleur
? fraîcheur de coquillage – ma vie est arabesque dessinée par ta voix.
Au creux de toi – fleur de sable, fleur de mer. Ma vie s’est endormie au creux de tes deux mains, et j’émerge de
toi, lovée contre ton flanc.
Plage, plage, ta peau de sable lisse est tiède à ma caresse ; j’émerge de la vague – fleur de mer, fleur de sable – qui vient de te
créer.
Bonheur sans résonance, coquille refermée sur l’amande et le cœur amer des souvenirs, nageuse ensommeillée, je dérive le long des vagues de l’oubli.
Le monde est
neuf – amour – l’été n’a pas de nom, mon corps ne connaît rien que le bruit de ton sang. Cette lueur bleuâtre est le premier matin.
Onde qui se retire et s’étire et meurt, au fond de
ton regard je trace – flux et reflux – la vague d’un regret qui rêve de l’été.
Été, je t’ai porté au creux de mes deux mains, au plus creux de ma solitude. Bel été, bel amour, je t’ai
porté au creux de mon corps, tiède, comme l’enfant qui lentement se membre.
Lourde – amour – de tout ton poids, je dérive, et les vagues se gonflent, ventre frais où se moule un corps
renouvelé, dans ta moiteur, sommeil d’avant la vie.
Mer enfantine et douce, voici que naît au creux de toi, au creux de moi – bel été, bel amour – nue sous le sable et
l’écume, l’enfance retrouvée.
Pascaline MourierCasile, La Fente d’eau, © MAURICE NADEAU, 2011