« L’HUMANITÉ », UNE EXPOSITION INCARNISTE
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« L’HUMANITÉ », UNE EXPOSITION INCARNISTE
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« L’humanité » est une exposition collective thématique, regroupant des artistes contemporains qui ont en commun une représentation de l’humain axée sur l’expression corporelle et charnelle. Cette tendance picturale pourrait être hâtivement qualifiée de néo-expressionniste.
Néanmoins, elle semble excéder le cadre de la filiation à l’expressionnisme allemand du début du XXème siècle. La représentation formelle cède le pas à la création d’univers originaux, moins inspirés par l’onirisme, plus concrets, plus crus. Il ne s’agit plus d’une figuration désacralisée, mais d’une inversion des valeurs, d’un retournement du corps humain en tant que sujet, comme on retournerait un gant à l’envers. La chair et le corps ne deviennent plus seulement l‘objet du propos artistique, ils le fondent en soi. A l’extrême, le corps devient le support et le matériau même de l’œuvre : c’est l’objet des performances d’Olivier de Sagazan et des vidéos de Lionel Gillet. L’œuvre s’incarne dans le corps. La chair devient verbe.
Comment expliquer l’émergence de ce type d’art, pourquoi inspire-t-il autant d’artistes aujourd’hui en Europe de l’Ouest ? Que signifie-t-il ?
Certes, ces nouveaux artistes s’inscrivent dans la lignée directe de Francis Bacon et de Lucian Freud. Mais ils sont avant tout le produit d’un contexte historique.
En 2012, que savons-nous du monde et de son histoire ?
Tout et rien. Tout, parce que les nouvelles technologies de l’information, internet, la télévision, nous inondent de millions d’images, qui par leur multiplicité et leurs contradictions, nous déconnectent de la stricte réalité. Les possibilités de communication sont théoriquement illimitées, mais restent virtuelles ; dans les sociétés occidentales, la solitude est le plus souvent le lot du quotidien.
Les jeunes générations actuelles de l’Europe de l’Ouest n’ont pas vécu la guerre. Mais elles en sont le produit, et le spectateur… Le produit historique de deux guerres mondiales et de la Shoah ; le spectateur permanent d’actes d’une violence inouïe, avec le développement du terrorisme et la multiplication de conflits armés, parfois limitrophes !... et pourtant mis à distance par la banalisation de l’ultra-médiatisation d’une part, la similitude avec les images de fiction d’autre part. Dans l’inconscient collectif, les images sont mixées, répétées, assénées avec tant de virulence qu’elles en sont finalement déshumanisées.
La fin du XXème siècle en Europe de l’Ouest marque aussi la fin des idéologies : chute des régimes communistes, désaffection du socialisme au profit de la social-démocratie, agonie du christianisme. Le monde est gouverné par la finance, dont dépendent la fois l’économie et la politique. La mondialisation accélère les phénomènes d’urbanisation à outrance et de désertification des campagnes. Le citoyen est seul, livré à lui-même dans un environnement souvent hostile, dont il a de plus en plus de difficulté à déchiffrer les codes. Assailli d’informations et d’images contradictoires, ayant perdu toute confiance dans les instances politiques et syndicales, il se retranche dans un individualisme de survie et paraît préoccupé uniquement par la satisfaction de ses besoins à court terme, dictés par les dernières tendances marketing : confort, jeunesse et beauté du corps, bien-être physique - à travers la démocratisation du sport et la multiplication des centres de Wellness - , vêtements de marque, automobiles clinquantes… tandis que la cellule familiale se délite et que les anciens agonisent entre eux dans les maisons de retraites.
En dehors du contexte socio-économique, un autre élément semble être moteur dans l’émergence de cette nouvelle tendance artistique « incarniste ». Il prend sa source dans une des avancées technologiques majeures du XXème siècle, avec les progrès de la chirurgie : chirurgie réparatrice, greffes d’organes, fécondation in-vitro, chirurgie esthétique. Ces succès de la chirurgie sont fortement médiatisés. Le corps était déjà devenu l’enjeu économique essentiel, à travers la consommation. Les progrès de la chirurgie accroissent encore ce rôle du corps, devenu central. Dans le flot d’images dont nous sommes quotidiennement abreuvés se succèdent ainsi les transplantations d’organes, les greffes de visage, les massacres des guerres civiles, les liftings… toute une dialectique du corps, du visage et de l’identité, conduisant à une dichotomie psychotique dans l’appréhension du corps humain, entre sa vulnérabilité extrême d’une part et le refus non assumé de sa déchéance et de sa mortalité d’autre part.
Les idéaux de beauté de la fin du XXème siècle viennent renforcer cette vision schizophrénique du corps humain : grâce aux outils logiciels, le marketing met en scène des visages et des anatomies parfaits, présentés comme modèles absolus au public consommateur. L’apparence de la jeunesse devient un Diktat. L’enfance est progressivement sexualisée. Ainsi le corps, qui se doit d’être jeune et beau, devient aussi un objet de consommation.
A travers la représentation qu’ils font des corps et des visages, en révélant leur fragilité, leur laideur, parfois leur monstruosité ; en les transformant, en les défigurant, les artistes contemporains « incarnistes » se révoltent contre une injonction économique. Ils basculent nos repères et nous proposent une réflexion sur l’évolution de la civilisation occidentale. Leur propos se situe avant tout dans la sphère spirituelle. L’influence de l’art religieux sur leurs travaux est souvent présente.
Les artistes « incarnistes » luttent ainsi contre la déshumanisation et l’aseptisation d’une société cloîtrée dans ses certitudes factices, et font le choix de l’émotion, en en montrant les failles, les exclus, les rebuts et la souffrance, universelle. Leur art est quelquefois âpre, parfois violent ; il nous prend à la gorge et ne nous lâche plus.
Exposer le corps, dehors, dedans, dissoudre les identités, briser les masques en brouillant les visages, creuser les chairs, déguiser, corrompre, transfigurer… autant de stratégies pour tenter de
re-lier la chair de l’humain et sa spiritualité perdue. L’art ici est un combat, loin des spéculations financières et des institutions culturelles officielles.
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