David Vann
LE MONDE DES LIVRES | 25.06.10 | 19h06 • Mis à jour le 08.11.10 | 12h13
25 juin 2010 – Le Monde.fr - "Sukkwan Island", prix Médicis étranger. L'auteur américain s'
Sukkwan Island raconte l'histoire d'un père et d'un fils partis pour un an vivre dans une cabane sur une île de l'Alaska. Le fils, âgé de 13 ans, est là contre son gré, il n'a pas osé dire non à son père, qu'il sait fragile. Les éléments sont hostiles, les carences du père abyssales, les relations père-fils épouvantables. Le lecteur sent que tout se terminera mal. Il est pris au dépourvu lorsque, finalement, tout se termine mal, mais de manière encore pire qu'il ne l'imaginait.
Dans le roman, le fils s'appelle Roy et le père Jim, diminutif de James. Comme dans la dédicace : "A mon père, James Edwin Vann, 1940-1980". James Vann, père de David donc, aimait les femmes, la pêche et la chasse. Quand son fils est né, il était dentiste sur une base américaine au milieu de nulle part, une île du nom d'Adak à l'extrême ouest de l'Alaska. La famille s'installe ensuite à Ketchikan, une petite ville de l'autre côté de l'Etat américain, près de la frontière canadienne. Mais James Vann est un homme infidèle. Les parents se séparent, le père reste dans ces froides contrées tandis que la mère, David et sa soeur s'installent en Californie.
L'enfant aussi aime la pêche et la chasse. Il rejoint son père tous les étés, attrape des saumons plus grands que lui. Un jour, alors qu'il a 13 ans, son père lui propose de venir passer une année en Alaska. Il refuse. Quinze jours plus tard, il est à la plage avec sa mère et sa soeur lorsque la famille reçoit un coup de fil : son père s'est tué d'une balle de pistolet.
Pendant quinze ans, David Vann sera insomniaque. La honte et la culpabilité le rongent. Son entourage ne lui est pas d'un grand secours psychologique : sa mère lui a offert les fusils de chasse de son père ! Il n'a pas vu la dépouille de son père, raconte autour de lui qu'il est décédé d'un cancer. "Je me sentais sale", dit-il avec le recul.
David Vann avait 19 ans lorsqu'il a entrepris le récit de ce traumatisme. Il commence par raconter la scène de la plage, le jour fatidique où la famille apprend le suicide du père. Ça ne fonctionne pas. Pendant dix ans, il tâtonne. Jusqu'à cette traversée en voilier, de la Californie à Hawaï, où il écrit sur le bateau, son ordinateur fixé par des bandes Velcro. En dix-sept jours, il tient la trame. Il a trouvé le ressort, le moyen de prendre sa revanche : il suffit d'inverser les rôles. Il ne l'a pas prémédité, il n'avait aucune idée du dénouement, ou plutôt du retournement de situation. "Je ne l'ai pas écrit sous contrôle, je ne m'en suis rendu compte qu'au milieu de la phrase, explique-t-il aujourd'hui. Après, je me suis dit que ça ne pouvait se terminer que comme ça." Revanche psychologique ? Thérapie ? Oui et non, parce qu'"un livre qui ne serait qu'une thérapie serait mauvais". Ici, "c'est aussi une question de beauté, dit-il sans fausse modestie. Il y a une esthétique dans l'écriture".
La publication du livre prendra encore plus de temps que sa gestation. Aucun agent n'en veut. Alors David Vann se résout à être autre chose qu'écrivain. Il voyage, écrit des reportages. Traverse les Etats-Unis en char à voile pour le mensuel américain Esquire. Raconte dans le Guardian l'histoire de sa famille, dominée par les femmes célibataires. Enseigne la littérature à San Francisco. Gagne sa vie comme marin. Publie des essais sur la voile, sur un massacre commis dans une école près de Chicago, puis sur un naufrage qu'il a vécu avec sa femme, Nancy, institutrice en maternelle, alors qu'ils voguaient sur un bateau qu'il avait lui-même construit...
Un beau jour, alors qu'il a perdu pratiquement tout espoir de voir Sukkwan Island publié, David Vann l'adresse à un concours de nouvelles, le Grace Paley Prize. Il gagne. Les Presses de l'Université du Massachusetts publient le texte avec quelques-unes de ses nouvelles en 2008, sous le titre Legend of a Suicide, mais à seulement 800 exemplaires. Il faudra une critique élogieuse dans le New York Times pour que l'éditeur américain Harper Collins rachète les droits.
James Vann s'est suicidé en 1980. Trente ans plus tard, son fils David connaît la consécration. Sukkwan Island est d'abord publié en France, où le public lui accorde plus que de l'intérêt : les éditions Gallmeister, petite maison de "nature writing" qui ne publie que des auteurs de l'Ouest américain, ont tiré 63 000 exemplaires en six mois. Le succès français a suscité un intérêt dans toute l'Europe. Le roman sera bientôt publié en Grande-Bretagne, des traductions sont achevées ou en cours en italien, en allemand, en danois, etc. Il enchaîne les tournées de promotion, répétant inlassablement le suicide de son père. Un autre se lasserait. Pas lui ? "Pas du tout, à chaque fois, c'est un autre moi !"
David Vann voit venir avec bonheur le jour où il n'aura plus besoin d'enseigner. Il vient de s'acheter un petit voilier sur la Côte d'Azur. Il a déjà écrit un deuxième roman, qui n'est pas encore publié, Caribou Island, dont l'intrigue se situe également en Alaska. Et il continue d'en écrire d'autres. Il sait raconter, et il sait pourquoi : "J'ai grandi dans une famille de menteurs, dit-il avec un grand sourire. Ils mentaient sur les histoires de pêche et de chasse, ils les enjolivaient, mais aussi sur les choses importantes. C'est un très bon entraînement pour écrire."
Dans la famille, c'est sa grand-mère qui l'a incité à lire et à écrire. La mère de son père. Après avoir lu Sukkwan Island, elle lui a envoyé une lettre. Elle lui disait trois choses : qu'elle avait pleuré pendant trois jours ; qu'il était "trop bête" d'avoir grandi sans respecter son père ; et qu'il devrait se tourner vers Jésus.
Sukkwan Island, de David Vann, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Laura Derajinski, Gallmeister, 192 p., 21,70 €. Marie-Pierre Subtil